Arts Magazine, nr°88, juin 2014

Les images noir et blanc crépitent de rayures et de taches. On suit la lente progression d’une expédition de montagne, rythmée par des cliquetis trop réguliers pour être ceux d’un véritable projecteur ancien. Les alpinistes, en habits contemporains, mais aux gestes légèrement accélérés, marchent dans un paysage de montagne, les Tatras, en Pologne, précise Yan Tomaszewski. Ils contemplent le panorama, sourient bêtement à la caméra comme on le faisait dans les films d’antan. Puis ils entament l’ascension d’une paroi verticale, l’un d’eux décroche et tombe. L’image elle même se précipite, se brouille, et laisse place à l’écran noir… d’un iPpad.

Yan Tomaszewski pratique l’alpinisme de haut niveau. Comme le judo a influencé Yves Klein – un autre saut dans l’espace – Yan Tomaszewski est attentif au pouvoir évocateur du sport qu’il pratique, métaphore récurrente du progrès : l’élévation, le dépassement des limites, la conquête… Cette vidéo, filmée sur une tablette numérique avec l’option « années 20 » et diffusée sur le même appareil, est la reconstitution de l’accident mortel d’un pionnier du constructivisme en Pologne, Mieczyslaw Szczuka (prononcer « chtouka »). Tomaszewki achève une thèse d’histoire de l’art à l’EHESS sur les premières avant-gardes polonaises et leur relation au constructivisme. De parents polonais, et parlant couramment la langue, il a eu accès à de nombreux documents concernant l’œuvre peu connue de Szczuka, dont la revue d’esthétique Dzwignia, organe non officiel du parti communiste. Après sa mort, sa veuve a dédié le numéro 5 à son mari, en particulier à son œuvre sculptural dont il ne reste rien. Yan Tomaszewski s’est engagé dans la reconstitution de ces sculptures, comblant çà et là le manque d’informations sur l’échelle, la couleur ou la matière par une interprétation libre mais rationnelle. Il va jusqu’à demander à un photographe d’œuvre d’art, Aurélien Mole, de restituer les points de vues d’origine des images reproduites dans le numéro de Dzwignia, qu’il réédite, comme une remasterisation. Ce qui fait œuvre ici, ce n’est pas l’objet reconstitué, mais la reconstitution elle même, la distance d’avec l’original et les choix auxquels ces écarts le contraignent. En plus d’un geste de pure appropriation, à la Sturtevant, l’infra-mince entre l’objet et son référent témoigne indirectement du fantôme proactif qu’il représente dans les univers qu’il construit : il incarne son époque avec ses moyens techniques, ses origines polonaises, mais aussi son attachement à la culture ouvrière du Nord Pas-de-Calais dont il est originaire, ainsi que son intérêt pour l’architecture, l’urbanisme, les grandes utopies et leurs désillusions. À la façon du premier Jean Le Gac, son travail suggère un alter ego artiste-aventurier, urbaniste, architecte, ouvrier, contremaître ou arpenteur. Cet avatar agit en son nom pour explorer, par exemple, les ruines de l’île Seguin, gravir les monticules de débris et finalement choisir un terrain et dessiner au cordeau bleu les contours d’une Proposition pour un musée sur une île déserte, titre emprunté à Marcel Broodthaers. L’exposition présentant en 2012 cette vidéo à l’espace Primo Piano à Paris, sur une proposition de Hanna Alkema, s’accompagnait entre autres de fanions aux couleurs des drapeaux de prière himalayens portant des inscriptions. En l’occurrence, la reproduction d’articles du Didot-Bottin, l’annuaire des métiers de Paris au XIXe siècle, portant sur les « rocailleurs », les entreprises qui construisaient les montagnes artificielles des parcs des conçus par Haussmann. Le célèbre baron était lui même présent dans cette exposition sur une petite toile commandée par l’artiste à un peintre d’enseigne, parodiant Le voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich ; le penseur romantique y est remplacé par Haussmann faisant face et triomphant fièrement des hauteurs. L’œuvre de Yan Tomaszewski évoque souvent l’hégémonie orgueilleuse des hommes sur le territoire, l'irrésolution entre embellissement et destruction, les espoirs contrariés de réduire le fossé entre les grands projets de rénovation et les réalités historiques de la condition ouvrière. Dans le cadre du 56ème Salon de Montrouge, puis de Manifesta 9, Tomaszewski a invité un adolescent passionné, Kevin Kaliski, à présenter ses dioramas en Légo des mines de charbon où aurait pu travailler son arrière grand-père. Yan Tomaszewski affectionne et produit des chantiers ouverts de pensée où de lointains fantômes chimériques du progrès et des modernités héroïques apparaissent, bien différents de nos inquiétudes contemporaines.

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